Le paradoxe du photogramme

Hervé Le Goff
Journaliste, critique d’art, essayiste français, membre du jury au Prix Niépce et à la Bourse du talent

 

Comme la plupart des grandes personnes, Emmanuelle Michaux a été un enfant dont on récompense les efforts et la bonne conduite par des images. Ces images sont animées, ce sont celles des films des metteurs en scènes préférés d’un père cinéphile : Cocteau, Tati, Fellini ou Truffaut ; elles seront bientôt rejointes par les vues prises d’une première caméra Super 8, reçue dès l’âge de onze ans.

De ces jeunes années, Emmanuelle Michaux a conservé comme neuf le goût pour la représentation non seulement des gens et des choses, mais aussi des moments fugitifs qui font naître les émotions et les rappellent à distance, comme opèrent les senteurs, les saveurs, la magie des noms de pays. Et on suppose que l’ombre du Narrateur n’est pas bien loin, qu’elle peut en modèle se fondre avec la personne du grand-père de l’artiste, cinéaste amateur et premier géniteur de ces images qui côtoient d’autres bouts de films chinés dans des brocantes. Contemporains de Marcel Proust, les Frères Lumière qui avaient tant travaillé pour capturer le mouvement et le libérer une fois pris, étaient eux-mêmes de grands amateurs, habiles à saisir les menus bonheurs familiaux sous couvert de faire la démonstration du cinématographe. Voici qu’à rebours, avec Trois secondes et deux images, une artiste contemporaine sépare les photogrammes qui se déploient par cinquante, en dix lignes de cinq points, dans l’ordre du mouvement qu’elle leur fait perdre. Cinquante images, soit en effet trois secondes saisies à la cadence de seize images par seconde, et deux de plus. Au bout du compte, trois secondes et un huitième, pour ces petites photographies de huit centimètres sur six, qui se ressemblent toutes sauf à y regarder de près, puisqu’elles scandent un spectacle (La Danse, 2014), une procession de noceurs (La Chenille, 2014), la fougue d’une étreinte (Le Baiser, 2014), et même, en variation infinitésimale, la course du soleil (Le Soleil, 2014).

C’est encore du soleil qu’il est question avec Et la lumière fut qui substitue aux cinquante images une pièce unique de même dimension, unie, dorée à la feuille, incrustée dans les mêmes panneaux noirs, sablonneux et mats, lave froide commune aux réminiscences et aux obsessions. Deux séquences en mêmes format et matière pour convoquer ce qui a été, fragments d’intimité vraie empruntés sans consentement, restitués dans l’assomption universelle de l’œuvre d’art. Souvenirs d’un grand père cinéaste du dimanche ou boîtes de films d’un amateur à jamais anonyme, ces images en bandes perforées qui ont eu vocation à contrarier le passage du temps en le reproduisant rejoignent, sinon une éternité, du moins une pérennité offerte à d’autres anonymes, visiteurs ou collectionneurs. Puisées à la source de séquences de la période 1930-1980, récupérées à la faveur de probables successions hâtives, les trente petites vidéos regroupées dans la série générique Dans amateur, il y aimer jouent sur le double registre du détournement et du retour par le jeu d’agressions volontaires, comme en font le temps et l’usure sur les copies trop souvent projetées. La longueur varie entre vingt et quatre-vingt dix secondes, correspondant aux durées offertes par la longueur des bobines de pellicule Lumière disponibles dans le commerce. La production vidéo d’Emmanuelle Michaux s’éloigne pourtant du pastiche pour atteindre une esthétique neuve, une incursion drolatique ou encore une suggestion érotique soutenues par des moyens aussi divers que l’environnement sonore, le traitement de l’image, le choix de la séquence. Dans son extrême ralenti, L’Homme au chapeau (2012, 92″) laisse évoluer un personnage élégant, filmé en bord de mer, visiblement satisfait,  assez proche du protagoniste de L’Homme qui sourit, un des plans déstructurés de la série Trois secondes, deux images. On n’en saura pas davantage mais on devine le contexte d’un bonheur tangible et assumé, comme on imagine le hors-champ d’une station balnéaire à la mode du début du XXe siècle, et pourquoi pas celle de Cabourg-Balbec, quand le plaisir de paraître, la saveur des rencontres entre soi rivalisaient avec les bienfaits des cures ou des baignades. Au jeu des passages des genres et des transformations des images, Emmanuelle Michaux ajoute dix variantes de L’Homme au chapeau, qui revient en 2015 sous la forme de diapositifs rétro-éclairés d’une lumière diffuse, faux jour de contrejours d’un soleil inventé sur une feuille Canson mais authentiques portraits d’un quidam immergé dans le mystère d’une fiction flottant entre une lumière polaire et un crépuscule d’Extrême-Orient. Arrêté dans la déambulation qui en faisait un personnage insolite et jovial, l’homme au chapeau devient un protagoniste de roman porté à l’écran d’une installation complexe, empruntant au cinéma des décennies 1930-1950 les trucages de la transparence et de la découverte. Le lien est loin d’être fortuit, le travail plasticien qu’Emmanuelle Michaux mène depuis le début des années 2010 revient aux sources de la relation longtemps entretenue entre la photographie et le cinéma, entre le photogramme et la mise en scène, entre l’artifice et l’artefact. Dépouiller un plan en déshérence, lui rendre un sens en alignant sur toile ses images prises en cadences, étirer le rythme pour modeler une atmosphère, inverser le flux lumineux de la projection pour théâtraliser l’image seule devenue fixe, Emmanuelle Michaux ne semble pas avoir épuisé cet échange incessant et fécond entre les générations d’images. Quatre séries ne font pas l’œuvre, mais elles produisent en l’occurrence un ensemble cohérent et lisible, propre à surmonter la barrière qui trop souvent confine l’art contemporain au cercle des critiques, des collectionneurs et des marchands. Littéraires par le fonds des souvenirs, précieuses par la richesse de la forme, divertissantes par les histoires qu’elle invente, ces reprises d’images qui se suivent en métamorphoses vont au delà du sens qu’on attend d’un travail raisonné, elles produisent un spectacle hérité de la lanterne magique des montreurs d’image et du mystère toujours envoûtant de la chose filmée.

 

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