Ce qui restera de l’oubli

Ce qui restera de l’oubli
2019
Sculpture sur pierre du Salève, feuille d’or 23,75 carats
Vidéo 9mn40, projection sur drap brodé
Installations de 42 pierres du Salève, feuille d’or 23,75 carats
Frise sur papier 285g, impression jet d’encre et encre de chine – 40 pièces – 11,28 x 0,84
Feuille d’or 24 carats sur papier 160g noir – 34 pièces – 21 x 29,7 cm
Boîte en verre et métal noir, Papier 285 g, Impression jet d’encre, Encre de chine, Feuille d’or 23,75 carats – 5 pièces L30 x H10,5 x P40 cm

Cette exposition prend pour point de départ un film amateur, une suite de séquences filmées par un homme, un inconnu. Seule certitude, il vivait à Nice entre 1927 et 1944.

Des enfants défilent face caméra sur un balcon. Toujours selon le même protocole, l’homme les filme pendant plusieurs années. Les enfants grandissent, on s’amuse à les reconnaître. Et puis, un jour, le film s’interrompt. Pourquoi ? Que sont-ils devenus ? Nous ne le saurons jamais. Pourtant aujourd’hui ils sont là, leurs regards face caméra, plantés dans les nôtres.

Quintessence de notre rapport au temps, Emmanuelle Michaux a travaillé ce petit bout de film à travers différents médiums – la sculpture, la poésie, l’impression photographique, l’encre sur papier – avec pour projet d’interroger à chaque fois le lien entre la mémoire des êtres et l’art ; la possibilité de l’éternité.

Lieu d’exposition : andata.ritorno Laboratoire d’art contemporain – Joseph Farine – Du 11 avril 2019 au 4 mai 2019

Emmanuelle Michaux, « La mémoire des oubliés »

« L’enfance est ce que le monde abandonne pour continuer d’être au monde. », Christian Bobin

Comme une danse de mots avec la douceur d’un pinceau tremblant de son encre sensible, comme un vol d’oiseau virevoltant sur l’écran de visages absents, comme la conscience de l’existence d’êtres passés. Emmanuelle Michaux dessine, écrit, installe, trace les sillons d’individus anonymes, dans l’idée de préserver  leur mémoire, de leur offrir des traces d’invitation à l’état d’éternel.

A l’heure où les images ont pris la tournure d’un carrousel sans  fin et vertigineux, Emmanuelle Michaux choisit le parti pris de la pratique d’arrêt sur image, en l’occurrence d’images d’enfants inconnus pour nous en insuffler une tendre familiarité.

Les portraits présents ici dans un statut quasi éthéré, acquièrent une présence troublante, comme si les traces de la disparition étaient une plus-value émotionnelle dans le regard que nous leur portons et qui est pourtant l’image de notre propre destinée, de chacune et de chacun portée à une inévitable et incurable disparition.

Au bout du compte ce qui travaille l’œuvre d’Emmanuelle Michaux c’est un regard sur ce qui ne se voit pas ou plus, un regard sur des yeux portés sur l’infini et des signes comme des ailes d’anges battant sur la terre comme sur l’océan, des signaux de la beauté des âmes dont toute image ne pourra jamais être qu’un pâle reflet de leur intensité.

S’il est comme un trésor enfoui, c’est bien cette mémoire de l’enfance qui repose en chacun de nous avec des traces des bonheurs vécus et des souffrances aussi dont certaines vous traversent les âges comme une cicatrice inconsolable. Les encres, dans leur tracé intuitif, d’Emmanuelle Michaux sont le reflet en miroir des chemins parcourus, de ces allers-venues entre mémoire et oubli. En les parcourant me reviennent des souvenirs précis de ma propre enfance, l’odeur des foins en été, de la campagne d’où je viens et le chant de la mer présent dans l’installation en question ici, me semble aussi familier que si je l’avais vécu enfant, je n’ai pourtant vu la mer pour la première fois qu’à l’âge de quinze ans.

Cette musique de la mer est le fil sonore et conducteur de cette exposition. Fil discontinu entre les photos de l’enfance anonyme accrochées au mur et les deux éléments de plages au sol. La pierre, figure d’éternité, rehaussée finement de tracé d’or, matière la plus noble de la matérialité et qui n’était rien d’autre que la chair des dieux dans la très haute Antiquité.

Le film rescapé d’images de famille, ce film vient de Nice dans les années 40,  mais en fait il renvoie à une iconographie universelle où le roman familial s’est imprégné dans le sillon des celluloïds depuis la découverte de la photographie qui est devenue la technologie totalement imprégnée et servile au service de la mémoire. Les hommes sans doute ont définitivement changé leur manière de penser et de s’émouvoir depuis cette invention.

« Ce qui rester de l’oubli »,  merci à Emmanuelle Michaux de nous donner avec subtilité et humilité un dispositif plastique nous invitant à la recherche de notre mémoire et les chemins de l’enfance. Comme si l’on regardait notre vie dans un rétroviseur pour y voir cette histoire à la fois personnelle et universelle qui fait la chance d’être en vie aujourd’hui et dans le cadeau renouvelé de voir, entendre, sentir et aimer. Ce chant des vagues et des images nous invite à ouvrir les yeux comme à les fermer pour tenter de gagner les plus beaux rivages de l’âme, jusqu’à en écouter peut-être le sang qui coule dans nos veines et qui est la condition même de la vie.

Joseph-Charles Farine
12 avril 2019